« Dis-moi Roman, pourquoi tu as frappé ton frère ?. » Je regardais l'assistante sociale avec mes grands yeux bleus du haut de mes neuf ans, sans ciller ni même dire un mot. J'aurais pû lui dire que je l'avais frappé parce qu'il m'avait traité d'idiot, parce que il avait déchiré l'un de mes dessins sous mes yeux, ou n'importe quelle autre raison, ça n'améliorerait pas mon cas. Un mince sourire sur les lèvres, je regardais le gosse en question, mon soit-disant frère. « J'ai pas de frère. » dis-je lentement en regardant son œil au beurre noir et son bras dans le plâtre. Je ne pus me retenir de ricaner sous les yeux de ma famille d'accueil et de l'assistante, tous médusés. On me regardait comme si j'étais le diable en personne, je m'attendais même à ce que l'un d'entre eux brandisse une croix sous mon nez et me balance de l'eau bénite à la figure. Qu'est-ce que j'aurais ri ! « Il est tombé dans les escaliers, je vous l’ai déja dit. » dis-je en reprenant mon sérieux, fixant à nouveau la femme en face de moi qui prenait des notes. Des notes pour quoi ? Pour dire que j'étais dérangé ? Qui croirait ça en voyant mon visage angélique, mes yeux d'un bleu profond et mes traits si fins ? Il ne faut pas se fier aux apparences. Je ne faisais pas plus de trois mois dans une même famille d'accueil, ils baissaient les bras généralement au bout d'un mois, mais ils gardaient l'espoir. Quel espoir ? Y'a pas d'espoir pour un gamin comme moi. J'étais voué à être trimballé de famille en famille, en espérant pourquoi pas tomber sur plus con que moi. Mais non, j'ai toujours attendri les parents les plus naïfs, stéréotype de la famille parfaite, une grande maison, un enfant unique chéri frôlant la perfection, et le pauvre petit orphelin qu'on espère remettre sur la bonne route, en lui demandant de prier à chaque repas, ayant comme seule exigence d'aller à la messe tous les dimanches. C'est peut-être parce que mes parents -ou les trucs qui ont essayés de m'élever pendant six ans- avaient décidés de me donner Judas comme second prénom; oui oui, celui qui a balancé Jésus le tout-puissant, le traître en somme. On me considérait comme asocial et violent, toujours la tête dans mes dessins ou bien en train de regarder les gens, les détaillant, essayant d'apprendre leur vie juste à leur façon de marcher, de parler, d'agir. Les étudier pour trouver leur points faibles et ainsi mieux les blesser. J'agissais en silence, je ne m'intéressais pas à eux et je ne cherchais pas à être entouré, soutenu ou je ne sais quel besoin social encore. La solitude me convenait, je m'exprimais à travers mes dessins ou plutôt mes dessins étaient ma seule compagnie. Plus les familles défilaient, plus on écrivait de choses dans mon dossier : violent, insolent, asocial, têtu, agressif, lunatique; la liste est longue.



J'ai quitté Brixton et l'Angleterre à mes treize ans, après avoir fait le tour des familles d'accueil en Grande-Bretagne, la dernière a décidé de m'envoyer en foyer d'accueil. Et là, c'est pas la même histoire. J'ai beau jouer au petit con, j'ai trouvé plus fort que moi. C'est pas pour autant que je m'arrête; essayez d'arrêter un train en marche en vous plaçant sur les rails, le train vous passera dessus malgré tout. J'ai été envoyé dans un foyer à New-York, réputé pour sa rigueur et ses résultats dits "les meilleurs des Etats-Unis". Bien sûr, une belle phrase d'accroche, laissez-nous votre gosse et on vous le rendra parfait. Conneries. Le temps que j'ai vécu dans ce foyer a été le pire de ma vie. Ils avaient leur façon de nous remettre dans le droit chemin : en nous battant, nous humiliant et tout ce que vous pouvez imaginer encore. J'ai réussi à me barrer de ce foyer un an après que j'y sois rentré et croyez-moi, un an, c'est long, très long. Mon corps s'en souvient encore, les traces que j'ai dans le dos ou même sur le torse, ça ne s'effacera pas. C'est dans ma peau et ça y restera. De nouveau, je fus trimbalé de famille en famille, visitant le pays par la même occasion. J'avais seize ans quand j'ai fait mon premier tatouage. Un de mes dessins. Que voulez-vous faire quand vous êtes cloitrés "chez vous" avec une famille qui vous regarde d'un air désespéré parce que vous ne dites pas un mot, vous contenant de dessiner et de rester dans un coin, observant tout ce qui se passait sous vos yeux ? J'étais peut-être moins violent et agressif, mais j'étais toujours aussi têtu et lunatique, si ce n'est plus. Le peu de fois que j'ouvrais la bouche, c'était pour hurler. Dégueuler sur ce monde qui m'écœure, sur cette vie -si on peut appeller encore ça comme ça-. Au fond, j'étais juste un gosse perdu, je crois pas que je voulais être méchant, mais j'ai pas lutté contre. Il est tellement plus aisé de faire souffrir que de se tuer à essayer de faire le bien autour de nous.



Cette famille new-yorkaise a réussi à me supporter jusqu'a mes dix-huit ans. « T'as dix-huit ans, t'es majeur, vacciné et on te laisse l'appartement que l'on a à Manhattan, prends tes affaires et fous-nous la paix. » Fallait pas abuser non plus, ils allaient pas me changer en deux ans radicalement. J'étais beaucoup plus social et moins refermé c'est sûr mais pour ce qui est du reste, ça n'avait pas changé. J'ai rapidement trouvé un petit boulot afin de payer mon loyer, tatoueur dans un petit salon. Mais ça me rapportait juste ce qu'il fallait pour payer mon loyer, alors rapidement j'ai arrondi mes fins de mois en dealant. C'est pas la meilleure des façons je sais, mais ça paye bien -voir très bien- : puis autant choisir la simplicité, j'avais pas tant envie de bosser chez Burger King pour tout avouer. Puis je suis parti subitement après quatre ans. Comme un lâche, comme un gosse qui assume pas ses conneries, et je me rappellerais toujours de cette soirée je pense. « Roman, amour, fais-moi un autre rail. » m'avait-elle lancé en se glissant derrière moi. Elle, c'était Sacha. Ma petite amie, ou celle avec qui j'ai partagé ma vie plus d'un an. On peut pas dire qu'on était le genre de couple "normal", en un an de relation on a passé plus de temps à se déchirer, à se pousser à bout qu'a s'aimer. Certains dirons que c'était de l'amour passionné, pour moi c'était plus destructeur qu'autre chose. Violence, drogues, alcool étaient notre quotidien; c'est ça que l'on partageait. Peut-être que je l'aimais, finalement j'en sais trop rien, c'est pas une question que j'ai à me poser maintenant. C'est fou comme en l'espace d'à peine quelques minutes, votre vie peut basculer. A peine le dos tourné et son rail enfilé, voila qu'elle se retrouve par terre en train de convulser avant de ne plus bouger du tout. Et là croyez-moi, défoncé ou pas, vous avez peur et votre cerveau ne répond pas de suite. Ce soir-là, j'ai eu la peur de ma vie.



Du jour au lendemain, j'ai quitté New-York. Je me suis contenté de larguer Sacha devant l'hosto avant de me barrer, direction l'aéroport. Dans ma tête c'était clair, le premier vol qui partait dans l'heure je le prenais, je me foutais royalement de la destination. J'étais rongé de remords, est ce que Sacha allait bien, au moins ? J'aurais pas dû la laisser comme ça, mais j'avais peur. Plus que peur, même, j'étais totalement paniqué. « Un... Un aller simple pour l'Australie. » m'étais-je contenté de dire en regardant les vols au départ. Je connaissais rien de ce pays mais je m'en foutais. C'était loin, c'était la première destination et j'étais prêt pour recommencer une nouvelle vie. Je savais qu'il y avait des kangourous, c'est tout... J'aviserais sur le coup, c'est ce que je me disais. Ca fait quasiment un an que je suis à Perth. J'ai pas eu de nouvelles de Sacha -et même, comment j'aurais pu en avoir ?-, j'ai eu des nouvelles de personne mais c'est pas quelque chose qui me dérange. Je me contente de vivre ma vie comme je le sens maintenant, j'pense ni au passé, ni même au futur. Vivre l'instant présent, c'est tout ce qui m'importe.